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mardi 13 janvier 2015

La Perte-en-Ruaba accueille Michel Jeury...

(Michel Jeury est décédé le 9 janvier 2015 à Vaison-la-Romaine.)

J’ai découvert Michel Jeury au travers de l’immensité d’un écrivain qui m’a de suite subjugué lorsque j’avais aux alentour de vingt ans. Quarante ans et quelques poussières plus tard, c’est l’homme Jeury qui demeure le plus profondément inscrit dans l’orbe et la roue des souvenirs qui tournent en moi.
Certes, j’ai relu voici quelques années un grand pan de l’œuvre de Michel dans l’optique d’un article qui fut un pur bonheur à écrire, car il me semblait que je le lui devais. Et du Jeury, cela me fait toujours le même effet aujourd’hui que lors des premières lectures : un choc et un plaisir intense. Une prose telle que celle du Temps incertain, qui entraîne son lecteur à ne plus se poser les questions de la forme et du fond, car l’un implique nécessairement l’autre, demeure une œuvre que l’on ne peut placer que parmi les plus importantes du siècle dernier, je pense.


Néanmoins, mes souvenirs sont également ceux de l’homme généreux, de l’esprit incisif et disponible, de celui auquel on osait soumettre ce que l’on faisait car on savait qu’il réagirait, qu’il le ferait de manière précise et juste, et si cela s’avérait nécessaire, qu’il aiderait.
Je me souviens que Michel, lisant mes premières tentatives en science-fiction, me disait simplement : « tes défauts tu les connais », à charge pour moi, et certainement tous les autres, de les corriger.
Je me souviens de Michel me disant aussi : « tiens, il y a une possibilité dans telle revue, il y a une anthologie qui se fait, mais ne te fais pas d’illusions, ce n’est pas parce que Jeury collera le timbre qu’ils liront ta nouvelle avec plus d’indulgence ». C’est pourtant grâce à lui que Daniel Riche, pour Fiction, puis Philippe Curval, pour Futurs au présent, m’ont accueilli. Car Michel était, ainsi que pourrait le dire Laurence Suhner, un « Ouvreur de chemins » : quelqu’un qui conseillait, qui aiguillait, qui indiquait la porte à laquelle frapper, et les mots qui seraient adéquats.

Je me souviens de Grenoble en 1974, une convention européenne ensoleillée et cet écrivain que j’osais à peine aborder, qui sillonnait le campus en serrant une mallette et que j’ai fixé sur pellicule, le pauvre, avec le soleil dans les yeux. Je me souviens d’une autre photo, qui doit traîner sur Facebook, où nous étions assis dans l’herbe, lors de l’une des nombreuses tables-rondes politiques de l’époque. Et d’une chemise rouge. A fleurs.

Je me souviens de sa venue à la convention de Liège, en Belgique, chez moi, en 1976, de son humilité tout en étant le centre de beaucoup d’attentions, au foyer du centre culturel des Chiroux, là où se tenait une partie de cette convention à laquelle je l’avais invité et pour laquelle il m’avait offert une nouvelle, « Jupiter et les cadres », qui deviendra plus tard « Le Projet des Nains blancs ».
Je me souviens de complicités lors d’une autre occasion, à Gand, en 1977. D’une nuit passée à refaire la SF à défaut du monde, à l’occasion de la mise au point des bases d’un univers collectif. Nous devions être une dizaine autour de Michel qui jetait si simplement des tonnes d’idées, à la volée. Pascal Thomas en était, comme Éric Vial ou Serge Delsemme. A Gand, Michel a également pioché dans la gastronomie flamande.
Je me souviens d’un voyage en camping sauvage avec un copain, vers l’été 1977, durant lequel nous sommes parvenus à Issigeac après avoir traversé l’un de ces orages que Michel avait décrits dans « Ouragan sur le secrétaire d’état ». Il en avait ri tout en clignant de l’œil. Nous avions enregistré un long entretien dans une pièce de la maison de ses parents.
Je me souviens d’un autre accueil, lorsqu’en guise de voyage de noces, en 1981, je baladais Ariane, mon épouse, d’un point de chute science-fictionnesque à un autre. Nous avons alors connu ce ténébreux manoir périgourdin, ses pièces endormies, sa literie faite pour les amoureux, la table où travaillait Michel (était-ce alors sur L’Orbe et la Roue ?), son rire en me montrant un emballage de semi-conducteur qui trônait dans la bibliothèque et sur lequel, à la place du traditionnel made in, il était indiqué une liste de pays possibles de fabrication, l’origine exacte étant indéterminée. Je me souviens aussi de la cuisine du manoir et de la manière dont Nicole nourrissait ses invités !

Michel a négocié un virage au large de la science-fiction, nous nous sommes moins vus, nous nous sommes écrit pas mal, et les mots qui me parvenaient étaient toujours empreints de gentillesse envers moi et les miens, des mots humains et des mots de liberté.
Je regrettais que tout doucement on parle moins de Michel dans le milieu SF, qu’il faille expliquer aux nouveaux lecteurs qui il était et quelle était son importance, mais que malheureusement on trouvait de plus en plus difficilement ses livres de science-fiction. 42 a entrepris de mettre à disposition en ligne l’intégrale des nouvelles,  Les Moutons électriques et Richard Comballot ont commencé un beau travail, il y a eu ce numéro de Galaxies auquel Pierre Gévart m’a permis de collaborer. Et puis ce fut ce météore, May le monde, qui renouait avec les grands « Ailleurs et demain » et se révélait en tous points digne de ses prédécesseurs. Inclassable avait dit Serge Lehman. Tous, nous aurions préféré qu’il ne soit pas le dernier.

Dans mon exemplaire du Temps incertain, la dédicace, qui date de Grenoble, dit « Rendez-vous à la convention de La-Perte-en-Ruaba, en 2074 ». J’ai bien l’intention d’y être.

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