Pages

samedi 4 février 2017

Géométrie dans l'au-delà...



C’est une langue belle avec des mots superbes. Nul besoin de se poser en admirateur d’Yves Duteil pour aimer ce vers, qui allie la balance mélodique à la vérité du sens qu’il porte. Ce sont les mots qui me sont tout naturellement venus à l’esprit à ma dernière lecture, celle-là qui me pousse aujourd’hui à renouer avec ce blog si souvent et depuis si longtemps délaissé. Une langue admirable, dont la recherche est telle qu’elle coule naturellement, torrent de montagne qui emporte d’emblée le lecteur. Une langue précise et sensuelle, évocatrice sans pareille des lieux et des gestes, des odeurs, du toucher et de tous les sens. Une langue déployée sans retenue mais avec exactitude, qui fait mieux que décrire : qui évoque et rend vivants ceux qu’elle présente, ceux qui en usent, ceux-là aussi qui ne font que passer, fussent-ils un bon gros chien débonnaire... Une langue enfin, au service d’une narration qui pareillement emporte, et très vite lie le lecteur au monde qu’elle donne à voir, à sentir, à ressentir, même s'il s'agit d'un autre monde.

Si, parfois, quelque tournure peut laisser pantois, un rapide retour sur sa lecture, un second passage attentif à chaque évocation de la phrase, ne peuvent que forcer à conclure : mais oui, lecteur trop pressé, il fallait évidemment que ce fut écrit de la sorte ! C’est un récit victorien, parfois, semble-t-il, empesé comme les jupes de ses protagonistes, parfois, aussi, enlevé d’une joie interne et d’un intense désir de vie et d’exploration. C’est un récit de questionnement et d’enquête, aux limites du monde des vivants et de ceux qui ne le sont plus. Au gré des rues de Londres et du brouillard qui les noie, c’est un récit qui passe hardiment du quotidien domestique aux trouées d’un au-delà étrange, bruissant d’une autre vie. On y parle disparitions, spiritisme, fantômes et godelureaux. On songe au dernier Conan Doyle et on ne s’étonne guère de découvrir en Mary-Gaëtane LaFay une médium tellement rationnelle.

On est au cœur du premier grand roman, même s’il est bref – trop peut-être, ou peut-être pas, de Christine Luce. Il a pour titre « Les Papillons géomètres », et il est envoûtant. André-François Ruaud et ses Moutons Électriques viennent de nous l’offrir, sous un emballage éditorial soigné et tellement agréable, qui doit une bonne part de son attirance en tant qu’objet au remarquable travail d’illustrateur de Melchior Ascaride. (En sus de la publication au sein de la « Bibliothèque Voltaïque », voilà que la maison nous offre un tirage de tête relié toilé absolument superbe !)

Christine Luce n’est pas une inconnue, non plus qu’il ne s’agit de son premier livre : le Carnoplaste a d'ailleurs récemment publié son « Charlotte Caillou contre les Zénaïdes », et on se souviendra que Christine fut la cheville ouvrière d’un certain « Bestiaire humain ». Ce roman-ci pourrait sans doute trouver sa place sous l’étiquette de fantasy urbaine – mais faut-il toujours une étiquette ? La quatrième de couverture nous parle de « fantasy spirite aussi trouble qu’un verre d’absinthe, comme une rencontre de Nerval avec Neil Gaiman ». Hé bien oui, pourquoi pas ? Eve Blake a donc disparu. La police londonienne veut croire en une fugue amoureuse, alors que son mari, l’éditeur-imprimeur John Blake, la sait morte, intimement. Publiant des textes spirites (on voit passer l’ombre d’Aleister Crowley), John finit par s’adresser à une médium, Mary-Gaëtane LaFay. Chaque année, avec régularité, John revoit son aimée par son entremise, jusqu’au jour où malgré le rituel immuable, le contact ne se fait plus. Eve est dans un au-delà, certes, mais comment a-t-elle pu y disparaître également ? Alors une sorte de frénésie s’empare des protagonistes du récit, qui vire à la quête indiciale, emmenant Mary-Gaëtane loin de son salon propret, là où Londres bascule, là où on peut rencontrer des habitants étranges, glissés soudain d’autres dimensions. Pour être plus fluides et immatériels que des Londoniens tangibles, ceux-ci n’en sont pas moins détenteurs de pouvoirs, d’envies, de secrets, poursuivant leurs propres buts. Car on cherche également au cœur de l’autre monde, et un curieux « Enquêteur » vient prêter main-forte à la médium. Christine Luce mélange effrontément les esprits et les vivants, jusqu’à nous offrir une union remarquable des mondes, des puissances, de l’inconnu... Elle le fait, je le répète, dans un grand souffle romanesque enrichi d’une langue gourmande, beau reflet des horreurs de la rue et des malédictions de l’au-delà. Et puis l’enquête se résout.
 
Mais le lecteur attentif au déroulé narratif attend, lui, des nouvelles de cet outre-monde : l’Ancienne, le plan, la Hurle, l’abductio, la chose de la Morgue... (Déroulé narratif, j’aime bien. Mieux que diégèse, non ?) Alors, Christine Luce, un autre appel de l’au-delà ? Les papillons de nuit, tes papillons géomètres qui viennent se brûler les ailes aux sources lumineuses, tu nous parle de leur « obstination (à) atteindre la lumière et ce qu’elle est censée leur apprendre », comme Mary-Gaëtane ou son amie Maisy, comme l’Enquêteur. Nous aussi, lecteurs, on aimerait continuer d’en apprendre davantage. Voilà. Ce très beau livre qui luit dans le noir, je l’ai terminé hier, à petites gorgées comme un thé très noir, et il me fallait en parler très vite.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire